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10 ans – Moulin de Beckerich

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Millegalerie, 10 ans !

Voici un temps de pause à l’allure d’invitation au voyage. Destination Beckerich - à 9 kms d’Arlon ou 3 kms d’Oberpallen, voire à 5 de Redange - avec, au bout du village, un ancien moulin, le site de la « Millen », baigné dans la verdure, et, dans son enceinte, un espace d’exposition baptisé pour la cause Millegalerie. Et c’est elle qui souffle aujourd’hui ses 10 bougies.

Sauf que c’est bien autre chose qu’une galerie, tant Françoise Bande, l’âme du lieu, une « passagère du silence » fondue d’épure, une Ardennaise qui a installé un carillon dans son potager afin d’avertir les fées de son passage, privilégie le contact avec un public pluriel : une accessibilité à/pour tous qu’elle parachève à coups de visites guidées, certes, mais surtout en proposant des univers artistiques multiples, dont  des concerts et des heures contées, autour d’expositions conçues comme des vitrines de pratiques plastiques très diverses.

Et donc, la Millegalerie a 10 ans –  sa première expo inaugurale, le 23 septembre 2011, fut sculpturale, grâce à Marcel Bombardella et son œuvre dédiée aux enrôlés, croisant le fer et le bois. Et bien sûr, ça se fête. La tête dans l’art, évidemment. Vingt-et-un artistes ont répondu à l’appel, invités à travailler autour… du « 10 ». Pour prévisible que soit ce thème, doublé d’une contrainte, celui du format, en l’occurrence 40 x 40, le résultat se veut garant d’une exposition singulière, où percole une diversité  de techniques et matériaux, formes et supports, où surtout l’imaginaire se prend au jeu.

C’est un univers imagé ou symbolique, peint, gravé, sculpté, assemblé ou photographique, sinon soluble dans le papier, le feutre, la céramique, le fer, la pierre ou le bijou, auquel nous convie donc une vingtaine de plasticiens de la région et d’ailleurs. Tous ont exposé à la Millegalerie durant ces 5 dernières années – pour rappel, en 2016, la galerie avait déjà ressemblé les artistes ayant transité par ses cimaises durant les 5 premières années de sa création.

Le rendez-vous est fixé. Du 19 septembre au 3 octobre, avec inauguration le 18 septembre, de 16.00 à 18.00h, ce, sur le terrasse du moulin, eu égard à la fois aux mesures sanitaires et à l’exiguïté de la galerie. Mais pour petit que soit l’espace d’exposition - un casse-tête pour Françoise qui, accrochage oblige, doit sans cesse jouer avec la scénographie -, cela ne l’empêche pas d’être un lumineux lieu tout blanc, vibrant de charme, d’où on entend le mécanisme métronomique d’une roue à augets.

Le décor est donc celui, irrésistible, d’un site pétri par le vert et les savoir-faire liés à la meunerie et à la menuiserie. Rétroviseur et topo.

Connu depuis le XIVe siècle, le moulin à farine alimenté uniquement par la force hydraulique devient scierie à partir du XIXe siècle, pour cesser toute activité en 1975. Et c’est en 1996 que la commune rachète le site - qui se compose de trois bâtiments -, et le rénove dans un esprit de développement durable, d’où faire émerger un centre convivial de rencontres, point de départ d’un tourisme doux - avec étang et jardin -, à vocation patrimoniale et culturelle.

Une rénovation réalisée en trois étapes.

D’abord la grange, en 2006, transformée en restaurant, avec, au-dessus, une grande salle pour conférences, séminaires ou mariages. Et puis, la scierie, en 2008, ou Millemusée, géré par les «Millepätteren» (les parrains du moulin), qui ont restauré les vieilles machines et vous offrent la possibilité de vous immerger dans les anciens métiers à coups de démonstrations de coupes de bois. Du reste, ce sont eux qui ont reconstruit la roue à augets, laquelle se situe dans le bâtiment appelé « la maison d’habitation », celle du meunier, 3e  étape de la métamorphose, avec l’agréable brasserie Millespënnchen, qui donne accès à ce qui, au terme d’un référendum citoyen, échappant à un destin de centre polyvalent, est devenu un lieu d’exposition – notez que la Millegalerie est aussi directement accessible via la terrasse qui longe ladite « maison d’habitation ».

En tout cas, une « maison » officiellement inaugurée, en présence de Françoise Hetto-Gaasch, ministre des Classes moyennes et du Tourisme, le 24 septembre 2011, soit, au lendemain de l’ouverture publique de la Millegalerie, confiée d’emblée à Françoise Bande, déjà active sur le site en animant des ateliers pluridisciplinaires (peinture, papier mâché) pour adultes et enfants.

Les enfants, c’est le premier public de Françoise, née en 1963, sous le signe du bélier, une native de Nassogne (Ardenne belge), arrivée à Sterpenich par amour en 1986, formée à l’ESA (Ecole supérieure des arts) Saint-Luc de Liège, dans la filière « animation » - histoire de maîtriser l’animation spécialisée en dessin, textile, terre, gravure en milieu culturel -, semeuse d’ateliers du genre un peu partout (à la Maison de la culture d’Arlon, à la Maison des jeunes d’Athus), aussi créatrice de marionnettes – typiques des spectacles… pour enfants - passant pour la cause par le SDAC (Service de la Diffusion et de l'Animation culturelles de la Province de Luxembourg) à Saint-Hubert.

Parmi ses figures tutélaires, il y a le peintre Pierre Bonnard. « Pour les couleurs », précise-t-elle. Sinon, sa préférence, c’est la gravure, raccord avec son goût du papier, et le fait de travailler surtout le trait. Le temps d’évoquer l’artiste peintre française Fabienne Verdier, partie 10 ans durant en Chine apprendre la calligraphie, un apprentissage au sein d’un système de pensée radicalement différent, perfusé par la puissance d’un unique trait de pinceau – pinceau qu’au demeurant elle dématérialisait -, décrit dans Passagère du silence (Albin Michel) en 2003.

Si Françoise était une fleur, ce serait un coquelicot – du reste, le rouge est sa couleur préférée. Son paysage idéal ne fait dès lors plus de doute, c’est le jardin. Avec une place de choix pour les légumes. Qu’elle cuisine avec les couleurs, « c’est elles qui sont dans l’assiette », dit-elle.

Gourmande, elle l’est donc, Françoise, y compris de la belle écriture. Normal pour une fondue de lecture, « souvent trois romans en même temps », comme une bulle d’évasion, de résistance aussi peut-être, sachant, c’est elle qui le confie, qu’« on ne lisait pas chez moi ». Pas simple, dans la forêt des mots, d’en privilégier un, malgré tout - on s’en étonnera peu -, « détruire » est celui qu’elle exècre et « découverte »,  celui qu’elle préfère.

En tout cas, Françoise Bande conçoit le 10e anniversaire de « sa » galerie, comme elle le fait avec les fleurs, en composant un bouquet.

Aux artistes (12 femmes, 9 hommes) de jouer le jeu. A géométrie variable. Parce que tout n’est jamais qu’une multitude d’histoires, de vérités subjectives, de mémoire, de fantasme et d’itinéraire. Tour de piste.

Tout commence joyeusement, avec des ballons. Soit, deux monumentaux ballons bleus représentant chacun un chiffre, le 1 et le 0: cette mise en forme de la date anniversaire, dans la droite ligne du style kitsch néo-pop de Jeff Koons, est due à Charles Hieronimus.

Au contraire d’une date, les chiffres 1 et 0 auxquels Nicole Huberty s’attache sont ceux du langage informatique : avec ses valeurs notées par convention 0 et 1, la numérotation binaire est à la base d’un système qui tout régit, asservit, en permanence. Impossible d’y échapper – déjà qu’il est probable d’y rien comprendre. Les chiffres que Nicole Huberty découpe dans du carton, qu’elle  aligne en de sages rangées verrouillant une structure de bois comme une cage, ne disent donc pas la fête mais le piège, d’autant plus fourbe qu’il est séduisant, la preuve, avec, au centre, un petit personnage blanc de cire, éreinté, clairement prisonnier du labyrinthe.

De numérotation, il est encore question avec la créatrice de mobilier Tine Krumhorn, dont la boîte est l’objet culte, et le matériau favori, le carton. Et Tine de proposer un lot de (dix) cubes (de mêmes dimensions 10 x 10 x10 cm), chacun numéroté (de 1 à 10), chacun portant une date (inscrite sur le couvercle, de 2011 à 2021) et chacun renfermant une clé USB où sont consignées toutes les invitations aux expos de l’année mentionnée. C’est la mise en boîte d’une mémoire portative, et le jeu d’ensemble fonctionne comme une madeleine de Proust.

La mémoire de Carine Mertes est muette, elle qui évoque l’Histoire en même temps qu’elle en contrecarre le poids grâce à la fragilité du feutre. Un feutre enroulé en tube comme un parchemin. Vierge. Et multiplié par dix. En fait, le dixième « tube », celui qui est utilisé en bandeau pour relier les neuf autres, tenus droit, est cousu par des points en X faits à la main avec du fil à broder, sachant que le X est bien sûr la version romaine du chiffre 10, et que le temps ne tient jamais qu’à un fil.

Avec Monique Voz, la dimension est céleste, voire intersidérale. A coups d’objets trouvés/ recyclés, l’artiste matérialise la naissance d’une nouvelle planète.  Il s’agit de Sedna, la 10e à graviter autour du Soleil. Avec son nom emprunté à une déesse du peuple inuit, on pourrait croire à un conte dérivé de Saint-Exupéry, sauf que c’est une réelle découverte astronomique, ce qui ne l’empêche pas, ainsi installée sous une cloche de verre, de perler comme une luciole. Entre poésie et bijou.

En tout cas, c’est parce que le bijou habille la personne avec sensibilité et lumière que Nadine Sizaire enfile en collier une ronde de dix personnages en plexi coloré, inspirés de Keith Haring.

Avec Daniel Olislaegers, faire entrer la lumière, ça implique aussi de briller comme un bijou, sauf que l’enjeu est autre, qui intègre des pierres de verre de couleur, agglomérées dans des baguettes, serties dans une structure métallique. Au final, voilà une élégante allégorie de l’échelle du temps, née à l’an un pour s’évaser les années passant et miroitant selon l’heure du jour. Et puisque l’on parle de ferronnerie, voici Misch Feinen et sa sculpture « méckriocre », un ouvrage très graphique en tôle découpée, soudée et peinte, à la fois organique et composite.

Cap sur les sculpteurs qui parlent à l’oreille du bois ou qui en écoutent/transposent les histoires. Le récit que Nadine Zangarini embarque dans son curieux bateau, chaussé de deux pieds, écartés en V, une position harmonieuse et solaire, celle du 10h10 adoptée par tous les horlogers, le récit, dis-je, est à l’évidence lié à la migration, au voyage dans ce qu’il a d’illusoire et de contraint, généralement périlleux.  Quant au récit de Pitt Brandenburger,  il plonge dans les racines du frêne, cet arbre de vie, ou arbre-monde, que la mythologique viking désigne du nom d’Yggdrasil en hommage à Odin, dieu polymorphe, celui des morts, de la victoire aussi : une notion guerrière que l’artiste infuse dans un buste clair épuré mais altier, et sans tête, avec, dans son axe médian, dix segments de bois foncé, du noyer, superposés comme une sorte de caparaçon, le dixième segment contenant un cylindre, tabernacle d’une pierre tourmaline, réputée pour ses vertus positives, de quiétude.

Avec Danielle Hentgen, qui a bourlingué en Afrique, il est aussi question de migration, ou plutôt de la spectaculaire mais fatale transhumance des gnous au Serengeti (Parc national du nord de la Tanzanie), transposée en deux isthmes céramiques, magnifique métaphore d’une terre brûlée, griffée par les sabots et traversée par un fleuve, imagé grâce à une mince tranche de verre. Ce qui est ainsi évoqué n’est certes pas le « 10 » mais le besoin de rendre compte d’un phénomène unique au monde. De son côté, Françoise Pierson compte sur ses dix doigts (d’argile), émaillés et dorés aux extrémités, histoire d’illustrer au pied de la lettre l’expression « avoir de l’or au bout des doigts »…

Le « 10 », les photographes ne l’attrapent pas avec du vinaigre. Ils sont trois. Philippe Malaise, Gennaro Taddei et Luc Ewen qui réfute le titre pour préférer celui de « fabricant d’images se servant du médium photographique ». Entre eux, un point commun, le noir et blanc.

En un montage de neuf formats tirés sur aluminium et montés sur du bois ancien provenant du moulin – le montage global se concevant comme une 10e photographie, raccord avec l’anniversaire de la galerie -, Malaise suit l’accélération et la décélération d’une roue, laquelle dit la mémoire du lieu et le mécanisme de la main de l’homme en même temps que le symbole universel, associé au cycle de la vie, à la perfection mise en mouvement, à la fortune aussi, conformément au Tarot de Marseille.

Gennaro Taddei, avec son travail longue pose, s’arrête/s’abîme dans l’angle d’une architecture devenue indéfinissable, mais d’où suintent le mystère et la poésie. Dans cette « autre vue de la banalité », le temps est suspendu, habité par une présence étrange, d’autant que l’humain est absent.

Par la superposition de photos de mousses et de sphaignes, ces plantes ébouriffées comme des cheveux ou des foins, typiques du milieu humide particulier que sont les tourbières, Luc Ewen fabrique un paysage irréel, qui brouille les temps et les géographies. Par le rase-mottes et le changement d’échelle, Luc sème le doute, comme un Petit Poucet malicieux qui se plairait plutôt à égarer. Peu importe l’endroit – mais peut-être sont-ce les fagnes ? -, c’est l’atmosphère de perdition qui prévaut,  et une sorte d’amnésie, de mélancolie aussi, à tenter de remonter un temps résolument perdu.

Et puis, il y a l’énigmatique composition d’Iva Mrazkova, un bouturage papier et bois où circulent des lignes (fils téléphoniques, fils de couture, traits) et des formes (porte, fenêtre, cercle), autant d’éléments (gravés, peints, collés) d’une sombre fable baptisée « 10 jours en noir et blanc ». Et ce que le monotype de Martine Deny charrie comme une eau trouble, c’est l’incertitude, symptomatique d’une décennie en privation de désir.

Enfin, il y a les anciens. A commencer par Germaine Hoffmann, dont l’œuvre de papiers récoltés déchirés, puis assemblés/collés, aux couleurs et vernis continuellement (re)travaillés, naissent d’un besoin de réagir au monde qui l’entoure. Ici, par glissement sémantique, partant de « décimal », donc du nombre dix, un verbe s’est imposé, à savoir : décimer, qui fait écho à la cruelle pratique « de faire périr une personne sur dix », cette « décimation » qui remonte à l'Antiquité romaine faisant toujours l’actualité de nos viraux ou terroristes jours. Dès lors, le chiffre 10 peint sur un visage anonyme, est une lecture du hasard aveugle guettant tout quidam, victime invisibilisée: tombera ou échappera à la décimation?

Plus confiant dans la marche des choses, Raymond Weiland propose une composition représentant « un tournoiement de formes semi-abstraites », lesquelles « suggèrent un cycle de transformations » que l’artiste interprète comme des… « Evolutions » - c’est du moins ainsi qu’il intitule sa toile.

C’est par la gravure que Sylvie-Anne Thyes la voyageuse crée de nouveaux espaces, tous ancrés dans la nature mais une nature alors transcendée, crapahutant dans une dimension imaginaire, celle-là qui au mieux traduit sa vie intérieure. Et ce qu’elle nous donne en l’occurrence à voir, c’est une paraphrase symbolique du ying et du yang. Concrètement, il y a un soleil, l’astre qui fait briller tout l’univers, un rond (« le zéro du dix », selon l’artiste), lui même composé des 2 formes en S, claires et obscures, typiques des énergies opposées, qui darde ses rayons… au-dessus de la terre, une terre segmentée en dix éléments comparables à des plates-bandes.

Et pour clore, il y a Franz Ruf dont la recherche de lumière et d’ombre s’accomplit dans la photogravure. Sauf que cette fois, le format est peint et abstrait. Se détachant de la figuration, c’est par les contrastes de couleurs qu’il traque la lumière, c’est par la rigueur, la structure géométrique, rapports entre dimensions, couleurs et positions (verticales/horizontales) inclus, qu’il aspire à une « beauté générale » (dixit Mondrian),  à une nature d’harmonie, voire de spiritualité.

 

Infos:

Moulin de Beckerich: « Millegalerie, 10 ans ! », du 19 septembre au 3 octobre 2021. Inauguration en présence des artistes le 18/09 de 16.00 à 18.00h. Accès libre du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h, ou sur rendez-vous. Infos tél.: 621.25.29.79, ou www.dmillen.lu

Marie-Anne Lorgé